L’artiste japonaise Yayoi Kusama inonde de ses « obsessions » la planète Louis Vuitton. Dix ans après leur première rencontre, une nouvelle collaboration fait se conjuguer l’art, la mode et l’artisanat.
Vous l’aurez sûrement remarqué, des petits pois ont envahi la capitale. Ces touches multicolores qui viennent égayer la grisaille sont le fruit de la nouvelle collaboration de Louis Vuitton avec l’artiste japonaise star, Yayoi Kusama. On voit d’ailleurs la plasticienne de 93 ans, elle et ses cheveux rouges, princesse ensorceleuse dans une installation monumentale sur le toit du vaisseau amiral des Champs-Élysées ou, en version robotisée, dans la vitrine de la boutique place Vendôme en train de peindre des petits pois – ses fameux « dots » –, son obsession artistique depuis l’enfance. Née en 1929 à Matsumoto (préfecture de Nagano) dans un Japon traditionnel, Kusama est très tôt sous l’emprise d’hallucinations.
Sa vision de l’infini
À 10 ans, alors qu’elle regardait une nappe à fleurs rouges, les motifs sont apparus partout sur le plafond, les fenêtres, les murs, « et finalement toute la pièce, mon corps et l’univers », expliquait-t-elle sur l’origine de sa monomanie. Des formes de pois et de taches qui se retrouveront sur chacun de ses projets, que ce soit ses Infinity Mirror Rooms, ses Self-Obliteration Rooms ou ses Pumpkins, énormes citrouilles jaunes à pois noirs. C’est sa vision de l’infini qu’elle livre à travers ces œuvres saturées, une façon d’échapper à son angoisse de la disparition de l’individualité, de l’effacement de soi. Elle écrit d’ailleurs en 1960 dans son Manifeste de l’oblitération :
« Ma vie est un pois perdu parmi des millions d’autres pois ».
« La princesse au pois »
En 1957, elle part s’installer à New York pour faire jaillir la puissance de son art. Elle fréquente le néo-dadaïste Jasper Johns, le sculpteur surréaliste Joseph Cornell, le peintre abstrait Mark Rothko ou encore Andy Warhol… Artiste d’avant-garde entre le pop art et l’art minimal, Yayoi multiplie les peintures, les sculptures et les installations mais aussi les performances engagées contre la guerre du Vietnam et en faveur de la libération sexuelle et l’émancipation des femmes. Ses happenings, mettant en scène des individus nus qu’elle recouvre de pois, font scandale.
En 1973, celle que l’on surnomme alors « La Princesse aux pois » retourne au Japon où elle demande elle-même à se faire interner dans un hôpital psychiatrique du centre de Tokyo tout en continuant à travailler dans un atelier tout proche. Aujourd’hui, Yayoi Kusama s’impose comme une artiste majeure du XXIe siècle et même l’artiste femme la plus cotée au monde.
Une collaboration XXL
Louis Vuitton, très attaché aux échanges artistiques, avait déjà invité plusieurs grands noms de l’art et du design à venir « twister » son univers. Parmi eux, Sol LeWitt, Richard Prince, Takashi Murakami, Jeff Koons… En 2012, Yayoi Kusama s’était déjà appropriée l’un des objets les plus emblématiques de la griffe : une malle sur laquelle elle avait peint, à la main, ses fameux pois. Aujourd’hui, c’est sur l’ensemble des collections de la maison qu’elle les appose : la maroquinerie, le prêt-à-porter homme et femme, les accessoires, les souliers et même les parfums, que ce soit sur leurs flacons, leurs jolis coffrets cylindres ou sur leurs malles-étuis de voyage.
Jamais Louis Vuitton ne s’était engagé autant dans la vision d’un artiste. Une collaboration XXL où le pois et le Monogram dialoguent dans une quête d’infini sublimée par le geste artisanal. Dans les deux cas, c’est la précision de la main qui crée la beauté. « Comme l’art, la mode peut apporter inspiration, joie et nous aider à affronter la vie », raconte-t-elle à propos du projet avec Louis Vuitton. Et de poursuivre : « J’ai fait mes propres vêtements depuis mon adolescence. J’ai également dirigé ma propre marque dans les années 60 – Kusama Fashion, NDLR. À cette époque, la mode et l’art étaient deux genres complètement différents mais je n’ai jamais fait de distinction entre les deux. Pour moi, la mode est un autre terrain de jeu. »
La seconde vague, le 31 mars
Chacun de ces pois a été supervisé par l’artiste en personne, tous devant être disposés au millimètre près, selon une couleur, une texture et une épaisseur fidèles à son œuvre. Une transposition directe grâce à une technique de sérigraphie complexe et d’embossage par impression sur cuir ou sur toile enduite. Sur le textile, on dirait que les pastilles colorées – les fameux « painted dots » – ont été peintes à la main. Elles parent joyeusement les sacs cultes de la maison mais aussi, là un manteau en laine, ici des casquettes de baseball, des ceintures voire des lunettes de soleil… Quant aux « infinity dots » – ou pois bicolores –, ils habillent aussi bien un blouson en molleton technique qu’une paire de sneakers LV Trainer.
La fleur psychédélique, autre obsession de l’artiste, s’anime sur des costumes en laine, des chemises, des teddys… C’est surtout dans la seconde « vague » Kusama, prévue en boutique le 31 mars, qu’on retrouve ces fleurs exotiques mais aussi des visages hallucinogènes inspirés de la série My Eternal Soul commencée par l’artiste en 2009. Brodées ou imprimées sur un fond bleu delphinium, des hordes joyeuses viennent chahuter des vestes de travail, des polaires Intarsia, des tee-shirts et autres sacs Keepall.
La citrouille, « la générosité sans prétention »
Mais la star de cette nouvelle déferlante est sans conteste la citrouille, un motif important dans l’œuvre de Kusama. Une figure qui la réconforte depuis l’enfance : « J’ai été enchantée par leur forme charmante et attirante, écrit-elle dans son autobiographie Infiny Net. Ce qui m’a le plus séduit, c’est leur générosité sans prétention. Cela et leur solide équilibre spirituel. »
Les courges, dans des nuances de vert, turquoise, rose, se chevauchent ainsi sur des sacs en toile Monogram Eclipse noir tandis que leurs lignes sinueuses et motifs abstraits – faits de petits pois ! – inondent des vestes et pantalons en denim, blousons et shorts cargo. L’ensemble est joyeux, presque innocent. C’est à se demander si Kusama et Cendrillon n’ont pas un point commun. Celui de savoir transformer les citrouilles.
Hélène Claudel