Rencontre du troisième type avec ces fous de souliers qui se damneraient pour une paire d’Edward Green ou d’Antonio Meccariello. C’est grave docteur ?
Si, lors d’une soirée apparemment banale, vous voyez tout à coup un groupe d’hommes former un cercle et avancer chacun un pied en avant, la main sur la couture du pantalon, n’ayez crainte, ne criez pas au complot : il s’agit de calcéophiles pressés d’immortaliser l’instant, le temps d’une rosace.
Demain, grâce à Instagram, le monde entier saura qui portait quoi tandis que vous sirotiez votre Negroni, insouciant des enjeux qui agitaient ce petit monde de l’élégance avisée. « Calcéophiles », vous dites ? Bien que le mot ne soit dans aucun dictionnaire, il aurait été forgé par des amateurs passionnés de souliers pour se donner un nom.
On peut dater son apparition de la fin des années 2000, date des premiers forums spécialisés, et deviner son étymologie sans trop de peine (de calceus, chaussure, et philia, amitié).
COMMENT RECONNAÎTRE UN CALCÉOPHILE ?
Les calcéophiles ont des usages et des manies, des codes, des marques fétiches, des interdits – dont le non-respect vaut disqualifi cation –, des apôtres, des saints, des évêques, une hiérarchie d’ordres, de valeurs, de grades que le non-initié peine à percer. Yohei Fukuda est leur dieu, Annonay leur Jérusalem.
N’allez pas dire du mal d’Edward Green, vous vous exposeriez à des représailles sévères. Admirez leur mine extasiée lorsqu’ils vous parlent du Napolitain Antonio Meccariello, « un artiste », « capable du meilleur comme du pire », ou de Ramon Cuberta, sémillant bottier barcelonais injustement méconnu!
COMMENT L’APPROCHER ?
Pour entrer en communication avec un calcéophile, la règle est la suivante : n’engagez pas la conversation de votre propre chef, attendez qu’il vienne à vous. Vous le remarquerez très facilement à sa façon de jeter subrepticement des coups d’oeil aux souliers portés par l’assistance. Le fait qu’il vous aborde est une première marque de confi ance. Si vos choix le répugnaient, il en serait tout à fait incapable. Dans la mesure du possible, ne le braquez pas.
Évitez de lui avouer, par exemple, que vous êtes fan de patines criardes ; pire encore, que les chaussures ont surtout pour vous une fonction utilitaire ; que vous avez trouvé la martingale gagnante : acheter, une fois par an, deux paires pour le prix d’une dans le cadre d’une opération promotion ; que rien n’est plus chic selon vous que de porter un costume bleu avec des derbies cognac (deux fautes en une). Ne tombez pas dans les pièges classiques.
Si quelqu’un prononce les mots « Blake » ou «Goodyear », ne dites pas : « Est-ce que le montage change vraiment quelque chose à la qualité ? », mais : « Un Blake cousu main ne vaut-il pas mieux qu’un mauvais Goodyear mécanisé ? » Astuce imparable ! Jouez la carte du mimétisme sans perdre de vue qu’un calcéophile est un être sensible épris de perfection. Retenez-vous, cependant, d’en remettre.
«Vous n’êtes pas venu, samedi dernier, à l’atelier glaçage de Mes chaussettes rouges ? » Ou encore, si c’est à votre tour de répondre : « Je n’ai pas eu le temps, mais je compte bien me rattraper la prochaine fois. En attendant, mon cordonnier m’a posé des fers encastrés de toute beauté sur ma dernière paire de Vass. Vous le connaissez peut-être ? Atelier Maubeuge ». Votre interlocuteur risque de faire une drôle de tête.
POURQUOI LE FRÉQUENTER ?
On pourrait se poser la question. Neuf fois sur dix (lorsqu’il ne pontifie pas), un calcéophile est une personne joviale, éduquée, fi ère de pouvoir partager son expérience – son savoir? – avec un élève de bonne volonté. Il est donc tout à fait indispensable d’en connaître au moins un, de l’étudier, de le soigner et de lui demander régulièrement des conseils.
De ces conseils, vous ferez un usage raisonné, dépoussiéré des préciosités du name-dropping et du jargon technique. Ceci évitera d’exaspérer votre chausseur ou votre bottier qui pourrait croire que vous le prenez de haut. L’humilité n’est-elle pas la mère de l’apprentissage?